03 Jan La vie cachée de Brian Eno
Quel est le point commun entre U2, David Bowie, Coldplay, Damon Albarn, Talking Heads ou encore Genesis ? Avoir eu la chance de collaborer un jour avec Brian Eno. Enigmatique et discret, cet artiste revêt à la fois les costumes de musicien, arrangeur et de producteur méthodique. Avec une carrière à cheval sur 4 décennies et jalonnée de succès planétaires, il convenait d’éclairer cet homme de l’ombre à l’occasion de la sortie de son nouvel album Reflection.
Dans le cercle fermé de la production sonore, rares sont les arrangeurs ou producteurs ayant réussi à se forger une renommée mondiale. Butch Vig, Rick Rubin, Daniel Lanois, George Martin, Brian Eno…font partis de ces heureux élus. Souvent méconnus du grand public, ces artisans du son contribuent pourtant de manière essentielle au résultat final, voire de l’explosion médiatique des artistes produits. Au delà des compositions et des interprétations, l’alchimie de ces orfèvres a pour lourde mission de matérialiser quelque chose d’aussi impalpable que le son afin de lui apporter la couleur, le rythme, l’ambiance, l’ultime arrangement pouvant donner naissance aux hymnes de demain.
Après cette introduction en la matière, le nom de Brian Eno revient sur le devant de la scène à l’occasion de la sortie de son nouvel album Reflection en tant que musicien car ce personnage méconnu possède plusieurs cordes à son arc. Puis comment ne pas évoquer son métier de producteur, lui qui a officié aux manettes d’albums majeurs de ces 40 dernières années ?
De son vrai nom Brian Peter George St. John le Baptiste de la Salle Eno, ce diplômé des beaux arts s’adonna rapidement aux expérimentations musicales faites au magnétophone ou au travers de divers groupes avant d’intégrer, en 1971, Roxy Music. Mais rapidement, des divergences avec le leader glam-rock Bryan Ferry, poussèrent notre bidouilleur au synthétiseur EMS VCS3 à voguer vers de nouveaux horizons. L’anglais décida alors de continuer son bonhomme de chemin en ne s’ancrant pas avec une formation, mais plutôt en laissant libre cours à son esprit créatif aux travers de diverses collaborations, sources d’inspirations et d’influences.
A la fin des années 1960, son attrait pour les arts en général l’amena à rencontrer le peintre berlinois Peter Schmidt, l’amitié naissante entre les deux hommes fut déterminante pour le restant de sa carrière. Ensemble, ils travaillèrent sur une approche méthodologique de l’inspiration pour finalement développer en 1975, la 1ère édition de « Stratégies obliques, plus de cent dilemmes qui en valent la peine ». Ce jeu de 113 cartes est destiné essentiellement aux musiciens pour leur prodiguer des conseils, mais aussi pour les interpeller, les obliger à modifier leurs angles de réflexion en décadenassant l’imaginaire à son paroxysme.
C’est ainsi qu’il commença à collaborer avec les pionniers du rock progressif ; King Crimson et Genesis ; avant de se lancer en solo avec Here Come The Warm Jets en 1974. De cette époque fertile, il garda un lien fort avec Robert Fripp, le leader de King Crimson, et un certain Phil Collins qui répondirent présents sur son album Before and After Science, marqué par une pop épurée et aérienne.
Toujours en appliquant sa théorie des cartes, son style « ambient » devient de plus en plus marqué à la fin des années 1970 avec l’opus Ambient 1 : Music for Airports conçu en Allemagne. Berlin a désormais le vent en poupe avec l’émergence de la musique électronique de Neu!, Kraftwerk ou Can ; la capitale attire et devient le point de ralliement de tous les artistes en vogue.
L’un des premiers à se jeter dans l’expérimentation est David Bowie. De ce jeu, naquit la fameuse trilogie berlinoise constituée des albums Low (enregistré au château d’Hérouville, dans le Val-d’Oise), Heroes et Lodger. Sans toutefois remplacer Tony Visconti à la production, Brian Eno prit une part importante à la rédemption d’un Bowie, renaissant de ses cendres et laissant derrière lui sa période américaine et son sulfureux personnage Thin White Duke. Nappes électroniques, guitares saturées et titres instrumentaux furent les nouveaux codes de ces trois disques, alliant une créativité débridée à une immense prise de risques.
Sur l’ultime volet de cette trilogie, Brian Eno amena même Bowie vers de nouvelles contrées musicales telles que la world music (African Night Flight, Yassassin) préfigurant son travail avec les new yorkais des Talking Heads sur More Songs about Building and Food, Fear of Music ou Remain in Light.
Le fantasque producteur amena la bande de David Byrne à laisser tomber leur post-punk pour métamorphoser leur musique en un son plus ethnique, plus complexe mais aussi plus explosif. La connivence entre les deux artistes se poursuivit avec leur concept album My Life in the Bush of Ghosts, paru en 1981 et précurseur de la technique de sampling et de voix préenregistrées.
Au début des années 80, Eno poursuivit encore son travail dans le style ambient et contribua avec Toto à la bande originale de Dune, le film de David Lynch, ce qui inspira notre homme à délaisser momentanément les consoles de mixage pour s’adonner pleinement à la vidéo.
1984 fut marqué par la rencontre de Brian Eno avec U2. Malgré une notoriété et un succès grossissants ; suite à leur 3 premiers albums Boy, October et War ; le groupe était au bord de la séparation. Conscient de la situation, Bono dut faire le forcing pour convaincre l’avant-gardiste de reprendre du service et de succéder à Steve Lillywhite. Selon le chanteur, Eno était l’unique personne à être capable de donner un nouveau souffle à U2.
Accompagné de Daniel Lanois à la production, tout ce petit monde s’isola à Slane Castle en Irlande, pour travailler sur le quatrième album studio des dublinois. Délaissant quelque peu leur rock héroïque, la direction artistique prise par les deux producteurs s’intéressa à la section rythmique du groupe, comme sur la percutante ouverture A Sort of Homecoming ou Indian Summer Sky ; tout en donnant une dimension plus aérienne au jeu de guitare de The Edge (Pride, Bad) ou en surprenant avec des morceaux plus poétiques tels que Promenade ou MLK.
The Unforgettable Fire, sortit en octobre 1984 directement à la première place des charts britanniques et intégra le Top 20 américain, confirmant ainsi la renommée mondiale des irlandais.
Leur collaboration se poursuivit avec ce qui allait être un tournant : The Joshua Tree. Influencé par le blues, le folk et le gospel, cet album fut marqué par d’énormes tubes : l’épique Where The Streets have No Name, le magnifique I Still Haven’t Found What I’m Looking For ou le hymnique With Or Without You.
Considéré comme l’un des meilleurs disques de l’histoire du rock, The Joshua Tree représente l’album de la maturité de U2 et la production Lanois-Eno a indiscutablement apporté sa pierre à l’édifice.
La fine équipe se retrouva aux commandes du septième album, le très controversé Achtung Baby. Désirant rompre avec la période américaine de Rattle and Hum, U2 décida de moderniser son image et refit appel à ses orfèvres favoris pour se façonner un son mixant rock industriel, électronique et alternatif.
Suivant les conseils de Eno, le groupe s’exila aux studios Hansa de Berlin pour inventer cette identité musicale.
Durant les sessions d’enregistrement marquées par la froideur et certaines tensions entre les membres du groupe, The Edge bénéficia du savoir-faire du magicien sonore dans l’apprentissage de l’écho et de la réverbération. De cet épisode berlinois, seuls deux titres majeurs furent enregistrés, Mysterious Ways et One, mais l’empreinte globale du disque fut marquée avec ce séjour initié par l’arrangeur.
Le succès fut encore au rendez-vous avec près de 20 millions d’exemplaires vendus dans le monde. Sans forcément être adepte du jeu de cartes désinhibiteur, U2 renouvela sa confiance au producteur avec Zooropa, All That You Can’t Leave Behind et No Line on the Horizon.
Il est difficile d’énumérer tous les projets auxquels Brian Eno a été impliqué. Une chose est sûre, il a marqué le monde musical de ces 4 dernières décennies. De simples expériences, il a su entretenir de très longues histoires pleines de tonalités. Bowie le prouva 15 ans après leur première escapade allemande avec 1. Outside ; une œuvre torturée et gothique lorgnant sur l’univers de Nine Inch Nails.
Certains prendront une dimension planétaire dès leur première donne, comme Coldplay en 2008. Grâce à Viva la Vida or Death and All His Friends et ses sonorités variées, la bande à Chris Martin explosa et put imposer leur musique taillée pour les stades avec Mylo Xyloto.
D’autres ont eu le plaisir de partager une simple chanson, comme Damon Albarn de Blur…Outre ces collaborations directes, de très nombreux groupes avouent avoir été influencés par le personnage et sa méthode, de R.E.M à Phoenix en passant par MGMT. Ces derniers dédicacèrent même un titre au producteur tout en avouant leur incertitude à bien maitriser ses fameuses stratégies obliques. On dit souvent que la vie ne tient parfois qu’à un fil. Dans son univers créatif, la musique ne tient qu’à une carte dont l’atout se nomme Eno.
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