Comment le Brexit marque le revival du rock contestataire

Et si la perspective d’une sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne n’était pas uniquement négative ? Après des années de quasi-silence politique, le Brexit a remis la contestation au centre de la scène rock britannique.

Le 24 juin 2016, les Britanniques se réveillent avec la même sensation qu’un lendemain de soirée trop arrosée. Une sale gueule de bois. Le Royaume-Uni vient de se prononcer en faveur du retrait de l’Union européenne. Le « oui » l’emporte avec 51,9%, une courte majorité. Le royaume est divisé. Entre les pays majoritairement pour la sortie de l’Europe (Angleterre, Pays de Galles) et les europhiles (Ecosse, Irlande du Nord). L’Angleterre est quant à elle déchirée entre les grandes villes pro-remain et les campagnes pro-leave.

La scène musicale n’échappe pas à cette désunion. Quelques figures se réjouissent de l’issue de scrutin. Parmi elles, Ringo Starr qui en septembre 2017 qualifie le Brexit de « great move« . Roger Daltrey, leader des Who, taxe quant à lui l’Union européenne d’ »antidémocratique » et de  » dysfonctionnelle » dans une interview au Sun en 2016.

Mais pour la majorité des musiciens, c’est la douche froide. Et si la perspective d’un Brexit pourrait grandement compliquer le travail des artistes britanniques, il a au moins le mérite d’avoir inspiré nombre de musiciens. En trois ans, les brexit songs ont explosé. La sortie possible de l’Union européenne a provoqué un choc. Un réveil de la scène contestataire, sans précédent depuis l’ère thatchérienne.

« Margaret on the guillotine »

Rembobinage historique. Mai 1979. La conservatrice Margaret Thatcher devient Première ministre. Grèves, politiques de rigueur sont souvent accolées aux mandats de Maggie. Mais c’est aussi une période prolifique pour le rock qui voit l’émergence d’un post-punk opposé au pouvoir. Ce sont les Clash avec leur London Calling, le Ghost Town des Specials. Les années 80 c’est aussi la new wave. Dans une interview donnée à l’Express, le critique rock spécialiste de l’Angleterre, Jean-Daniel Beauvallet distingue deux courants new wave. L’un sombre qui dépeint l’Angleterre des oubliés et des écorchés (Joy Division, Echo & The Bunnymen). L’autre utopiste qui tente de créer une échappatoire (Duran Duran, Depeche Mode).
Sans oublier Morrissey qui entame une carrière solo en 1988 et s’insurge sur Margaret on the guillotine : « Margaret on the guillotine / Cause people like you / Make me feel so tired / When will you die? « .

Cool Britannia : la mainmise de Blair sur la britpop

Et puis en 1990, la Dame de Fer capitule et démissionne. Et avec son départ naît un nouveau courant qui en dix ans connaîtra un succès hors norme et éphémère : la britpop. Il faut lire à ce propos l’excellent article de Luc Magoutier dans le numéro 214 de Magic, « La Britpop, Modern Life is Britpop ». La britpop est nourrie par un certain nationalisme. Noel Gallagher arbore une Epiphone floquée de l’Union Jack. En 1993, Suede fait la couverture de Select avec en titre « Yanks go home« . La même année, Blur sort Modern Life Is Rubbish, un disque inspiré par une vision romantique du pays. Le mouvement britpop se construit en opposition à l’impérialisme américain qui se traduit musicalement par le triomphe du grunge et du hip-hop. Et les politiques ne tardent pas à s’intéresser à ces musiciens qui placent l’identité britannique au centre de leur écriture et qui écoulent des milliers d’albums. En 1997, le travailliste Tony Blair devient Premier ministre avec pour objectif de faire rayonner le Royaume-Uni dans le monde. Avec le mouvement Cool Britannia, il veut faire de l’Albion the place to be. La britpop est récupérée par les travaillistes.

« En donnant une image si positive de la Grande-Bretagne, les musiciens prennent alors place, un peu malgré eux, dans une vaste entreprise lancée par le nouveau gouvernement travailliste : donner à la Grande-Bretagne une nouvelle image de marque », analyse Guillaume Clément, enseignant chercheur à l’université de Rennes I, spécialiste de la culture britannique.

Tony Blair et Noel Gallagher au 10 downing street en juillet 1997, quelques semaines après la victoire des travaillistes aux élections législatives

Au début des années 2000, le rock se met alors en retrait de la politique. Les musiciens évitent les prises de position, prétextant un « I don’t know enough to comment about politics », remarque The Guardian. Farid Badwan, leader de The Horrors déclare même en 2015 au NME : « Je pense que le vote est pour ceux qui n’ont aucune imagination. C’est pour une autre génération. »

Réveil brutal

Jusqu’au Brexit. La vieille génération se réveille, aussi sec que sous l’effet d’un électrochoc. « Une prison culturelle« , c’est par ces mots que de nombreux musiciens fustigent le Brexit dans une lettre adressée à Theresa May, fin 2018. Tous s’alarment des conséquences d’une sortie de l’Union européenne sur l’industrie musicale britannique. Parmi les signataires, plusieurs figurent historiques dont Brian Eno, Jarvis Cocker de Pulp, Ed Simons des Chemical Brothers et Damon Albarn.

Pour ce dernier, qui a entre temps lâché Blur et multiplié les projets (Gorillaz, Rocket Juice & The Moon, album solo…), le Brexit est une véritable claque.

« Je me suis senti bizarrement, à ma propre échelle, responsable. Le choc que j’ai ressenti ce matin-là était révélateur de l’attitude blasée que nous, les remainers, avions jusqu’ici. Il y avait une supposition massive et condescendante que le reste du pays pensait comme nous », déplore Albarn dans une interview donnée à la BBC fin 2018 au moment de la sortie du nouvel album de The Good, The Bad & The Queen.

Car c’est bien le Brexit qui a donné naissance au deuxième opus du supergroupe, Merrie Land, après dix ans d’absence. « Le référendum, ça a été comme une étincelle », raconte Albarn au NME. Si Paul Simonon, bassiste du groupe et ex-Clash refuse de qualifier Merrie Land de disque politique, il n’en reste pas moins un questionnement sur l’identité britannique en cette période trouble. Et certaines chansons sont tout de même assez explicites à l’instar de The Last Man to Leave voire de Merrie Land où Albarn implore « If you’re leaving please still say goodbye ».

Le Brexit a secoué toute une frange de la vieille génération de musiciens. Jarvis Cocker publie ainsi en novembre 2018, Good pop, Bad pop, un recueil de discours anti-Brexit. Mick Jagger a quant à lui sorti Gotta Get a Grip et England Lost en 2017. Deux titres où le Rolling Stones fait part de sa « confusion » et de sa « frustration ». Et Paul McCartney de s’interroger
« What can we do to stop this foolish plan going through ? »sur Despite Repeated Warnings.

« Born in the EU »

Surtout, le Brexit a inspiré une nouvelle vague de jeunes musiciens contestataires. C’est d’abord Spector qui en 2016, à quelques jours du référendum, lâche Born in the EU. De son côté, la Fat White Family, qui s’apprête à sortir Serfs Up ! (traduisible par « Esclaves, soulevez-vous!« ) le 19 avril, raconte en 2016 dans son morceau Breaking into Aldi, une Angleterre privée de ses supermarchés de hard-discount.

Puis Shame se fait connaître en 2017 avec Visa Vulture. Une ode à l’amour pour Theresa May très second degré où Charlie Steen scande: « Theresa May won’t you let me stay just one more day ». Plus récemment, les punks d’Idles ont publié Great, un hymne pro-Europe. En trois ans, le rock anglais a indéniablement renoué avec la politique.

« Pour moi, le rock est toujours allé de pair avec la prise de position, être à l’avant-garde d’un mouvement et essayer de changer le monde », affirme Mattie Vant du groupe de post-punk Vant, dans une interview au NME.
Avec son premier album Dumb Blood (2017), Vant s’attaque à des sujets ultra-politiques : le réchauffement climatique, la guerre en Syrie, la religion.

Et le Brexit n’a pas fait qu’influencer ces nouveaux groupes dans leur écriture, il bouleverse profondément le lien avec leur public. Dans le dernier numéro de Magic, décidément passionnant sur ce sujet, Jean-Marie Pottier part à la rencontre des songwriters d’une Angleterre désunie, où les musiciens, majoritairement pro-remain doivent faire face à des publics pro-leave. Une fracture qui a poussé les Mancuniens de Cabbage à lancer une tournée baptisée « Healing Brexit Towns Experiment Tour » à travers les villes majoritairement favorables au Brexit. Pour remonter le moral de leur public, majoritairement europhile, et comprendre l’ambiance dans laquelle ils vivent.

Au vu des échecs répétés des parlementaires britanniques pour trouver un accord sur le Brexit et de la cristallisation de la situation, le climat risque de rester à la contestation pour un long moment. Pour le pire, du point de vue politique, mais peut être aussi pour le meilleur du rock anglais.

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