21 Nov Coldplay – Everyday Life
Quatre ans après avoir annoncé « la fin d’un cycle » qui est arrivé à son apothéose avec un documentaire rétrospectif indispensable, Coldplay revient plus ambitieux que jamais avec Everyday Life, un double album à l’identité sonore et visuelle propre, où la musique n’a jamais été aussi libre, dépouillée… Mais pour aller où ?
Dans la carrière d’un musicien – qui plus est, de son groupe – le renouvellement est la clef de la réussite, de la continuité, presque l’unique échappatoire à l’oubli. En 2008, Chris Martin, Jon Buckland, Guy Berryman et Will Champion oubliaient les difficultés de productions d’X&Y – un succès certain auprès du public mais pas forcément une partie de plaisir pour le groupe qui, à l’époque, enchaînait les concessions – et se lançaient dans une fresque rêvée depuis tant d’années déjà. Illustré par la Liberté guidant le peuple, ce nouvel album de Coldplay absorbait toute la grandeur et la magnificence de l’art de Delacroix tout en produisant une musique d’autant plus visuelle, picturale et aérienne. Presque métaphorique, l’écriture globale de Viva la Vida or Death and All His Friends brisait tout pré-conçu autour d’un groupe qui, désormais, remplissait les stades, en sacralisant la grandeur de l’orchestration. C’est ainsi que s’ouvrait une nouvelle phase, à base de bandeaux déchirés et de pianos éclaboussés de peinture. Une ère poly-chromatique, faite d’évasion culturelle, politique, créative et humaine.
Coldplay devenait, à cette époque, définitivement un groupe de pop, sans pour autant renier la rigueur acoustique de ses trois précédents opus – pour ce qu’il en reste, la formation en a aujourd’hui conservé ses grands classiques, que sont « The Scientist », « Yellow », « In My Place » « Fix You » et dans une moindre mesure, « Trouble ». On peut aujourd’hui penser ce qu’on veut des successeurs de Viva la Vida : les blockbusters Mylo Xyloto (2011) et A Head Full of Dreams (2015) ont fait de Coldplay l’un des groupes les plus lucratifs et demandés au monde, sur le podium de la fédération. L’entre-deux, Ghost Stories (2014), demeure encore à ce jour la proposition la plus risquée et la plus critiquée du groupe (à tord), fruit d’une rupture, écrit et produit dans la tête de Martin comme un réel essai cathartique.
Reste qu’aujourd’hui, en 2019, Coldplay ne semble toujours pas dépassé par ses propres ambitions. À peine sorti d’un léger temps de repos, qui succédait à un documentaire émouvant ainsi qu’à la plus grande tournée jamais engendrée par le groupe, ce huitième album dont il est finalement question ici (oui, on y arrive enfin, promis), est tout autant le début d’un nouveau cycle qu’un étrange patchwork de tout ce qui fait la réussite de la « recette » Coldplay. S’abreuvant des débuts subtil d’un Parachutes et de l’émerveillement d’un titre comme « Adventure of a Lifetime », Everyday Life, le bien-nommé, arrive à point comme réponse à toute l’angoisse, l’oppression et la solitude qui caractérisent la fin de ces années 2010. Annoncé et vendu comme un double album, le disque est certes à écouter comme tel, même si fort est de constater que les deux parties le composant (Sunrise/Sunset) sont cruellement complémentaires (à la grande différence du diptyque Everything Not Saved Will Be Lost de Foals). Les matières séparées ne sachant nous satisfaire. Assemblées, elles forment une œuvre à la fois complexe et simple.
Everyday Life, comme son grand frère sorti il y a onze dans, s’ouvre en musique, juste en musique. Les violons déchirants de l’ouverture « Sunrise » dessinent d’emblée un impressionnant décor, à l’ombre d’un bâtiment archaïque, historique, comme une église. La création humaine pour se protéger, s’auto-réconforter. La percée naissante du soleil à travers les carreaux éblouit les quelques fervents qui s’y trouvent, agenouillés pour la prière matinale. Dans l’élégiaque « Church », Martin cherche un refuge et chante « Parce que quand je suis blessé / Alors je vais à ton église / Je te vénère à l’église ». Le titre, qui invite au recueillement et au pardon, est dans la forme un morceau typique de Coldplay, comme (ou presque) le suivant, « Trouble In Town » – dont le début rappelle vaguement « Glass Eyes » de Radiohead – montée en puissance qui explose dans un final instrumental époustouflant, embrassant le thème brûlant des violences policières et tout ce qui gravite autour (le racisme, évidemment). L’audio qui clôture le titre, celui où un policier brutalise un homme noir, n’est ici que pour sur-ligner le propos, avec encore plus de force et de véracité.
Tout au long d’Everyday Life, le groupe rend hommage aux communautés du monde entier : « Èkó » parle d’une région du sud-ouest du Nigéria, « Bani Adam » (ou « بنی آدم (Children of Adam) ») s’inspire de la prose du poète perse Saadi Shirazi. En langue universelle, la signification prend davantage d’épaisseur : « May there be peace and love and perfection throughout all creation, through God ». À travers Dieu. Vient donc, après cet aspect cosmopolite, l’autre thème prépondérant du disque : Coldplay officie – et pour la première fois, avec autant d’entrain – à une réelle profession de foi, de l’âme. « BrokEn » baigne dans le gospel, peu de temps avant le chant religieux « When I Need A Friend ». Un interlude qui ferait pâlir l’essai du même acabit, vainement tenté par Muse il y a trois ans avec le morceau « Drones ». Le « Amen » de Martin à la fin de la ballade acoustique « Old Friends » est à des années lumière de la grandiloquence de Bellamy en plein trip christique. Et enfin, il y a cette hommage pour la soul de la fin des années 60, avec le chaleureux « Cry Cry Cry », qui sample subtilement le classique de Garnet Mimms and The Enchanters, repris par d’autres grands du rock (notamment Janis Joplin). D’ailleurs, Mimms a grandi en Philadelphie et est connu pour avoir côtoyé des chorales d’église et des formations de gospel, tels que les Evening Stars. Tout est donc intimement lié, d’un fil de velours, pour l’amour de la musique et son héritage.
Doté de cette structure atypique, Everyday Life n’est donc sûrement pas l’album le plus accessible de Coldplay. Et ce, outre les deux singles promotionnels, de très bonne facture : « Orphans » et la majestueuse « Arabesque » qui invite Stromae (un titre qui parle du fossé nauséabond entre les sociétés occidentales et l’ailleurs).
Le grand dépaysement s’effectue autrement, à la vue panoramique du projet. Le groupe a même laissé entendre qu’il n’y aurait pas de tournée mondiale à l’issue de la sortie du disque, se laissant juste la liberté de l’interpréter dans son intégralité, en posant notamment valises pour la première fois en Jordanie. Il semble qu’une nouvelle fois, à l’instar de l’intime Ghost Stories, Coldplay adopte volontairement un repli sur soi, une prise de recule, nécessaire, sur le monde qui l’entoure et surtout sur sa musique. Le groupe lui apporte plus d’espace, de versatilité. Les oiseaux chantent dans « WOTW/POTP », les clochent d’une église sonnent dans « Sunset » (l’intermède de passage entre les deux parties), le bruit de la pluie nous berce tandis que le vacarme urbain veille, non loin.
Chris Martin chante au plus près de son micro, comme pour créer cette atmosphère de proximité, d’une simplicité folle (« Daddy », qui s’ajoute au panel très large des chansons piano/voix du groupe, couplet gagnant). Le contenu d’Everyday Life, bien que particulièrement dense, est aussi, paradoxalement, le plus dépouillé et le plus primitif jamais proposé par Coldplay. La seconde partie, peut-être plus apaisée que la première, semble pour autant moins aboutie – nous n’irons pas jusqu’à employer le terme « démo », mais ce ressenti est effleuré. Cette simplicité déconcertante, qui traverse « Guns », ou encore « Old Friends », forme un acte manqué, une lacune. C’est le (grand) calme après la fanfare sonore que pouvaient nous offrir les premières minutes du disque. Si ce n’est le final, comme sait si bien le faire le groupe anglais, dans la beauté et dans les larmes. Le morceau éponyme ouvre grand les portants pour la suite et huile la machine à prédictions.
D’une manière ou d’une autre, Coldplay laisse entrevoir la lumière, malgré toute cette analyse – il faut bien le dire – déplorable, de la société actuelle. « What kind of world do you want it to be? » questionne Martin. Au final, c’est le message d’unité qui vaincra : « Everyone cries / Everyone sees the colour in each other’s eyes / Everyone loves ». Cette vie de tous les jours, un fléau commun, d’une beauté et d’une horreur sans nom.
Tracklisting :
(Sunrise)
Church
Trouble In Town
BrokEn
Daddy
WOTW/POTP
Arabesque
When I Need A Friend
(Sunset)
Guns
Orphans
Èkó
Cry Cry Cry
Old Friends
Bani Adam
Champion Of The World
Everyday Life
Nos + : « Church », « Trouble In Town », « Daddy », « Arabesque », « Orphans », « Cry Cry Cry », « Everyday Life »
La note : 8/10
Everyday Life, disponible dans les bacs le 22/11/19, via Parlophone et Warner Music. Toutes les infos sur Coldplay à retrouver sur le site officiel.
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