18 Fév Comment Black Country, New Road et Squid redéfinissent le rock britannique
L’audace se joue au-delà des frontières. En 2021, le rock britannique s’est refait une santé à coup de distorsions, thèmes jazz, violons désaccordés et expérimentations électroniques. Deux pierres angulaires de ce changement radical : Black Country, New Road et Squid. Décryptage de phénomène(s)
Si on laisse un instant de côté les goûts et les couleurs, on admet que le rock est le genre qui s’est laissé, il y a des décennies de cela, la liberté du changement. Les Beatles, Pink Floyd, ou plus tard Radiohead… Tant de groupes (sur)nommés à nombreuses reprises – peut-être un peu trop -, dans le peloton de tête des figures du rock parfois alternatif, qui accouple guitares et autres instruments moins organiques. Reste que la majorité des mastodontes se sont cantonnés à « tester » cette vague sonore, l’appréhender à coup d’albums à-prendre-ou-à-laisser. Trente, quarante ans plus tard (si on prend le sujet par sa racine), l’héritage est lourd, mais existant.
On observe depuis les années 2010 l’émergence d’une « nouvelle scène », fascinante, vibrante, qui laissera bourgeonner ses plus jolies fleurs : Fontaines D.C., d’abord, qui certes surfant sur un traditionalisme latent, a eu le mérite de remettre l’irrévérence rock au goût du jour (Grian Chatten, le chanteur et compositeur du groupe irlandais, n’a jamais caché s’être inspiré de la sève du rock british, allant des Stones Roses au Clash). Il en est de même pour Idles, shame et d’autres. Mais non loin, presque dans l’ombre, ont émergé des ovnis, sorte de « millenials » du rock, utilisant internet comme leur moyen de cultiver le mystère (auparavant, les méthodes de promotion étaient plus bien frontales).
On pense notamment à black midi, groupe formé en 2017 et rapidement repéré par la tête chercheuse Dan Carey (on reparlera du bonhomme plus tard). Rock expé, noise, post-punk… On ne sait pas trop. Toujours est-il que depuis ses tendres débuts, le groupe anglais ne fait rien comme les autres – il ne suffit que de lire le titre du premier single… »bmbmbm ». Leur premier opus, Schlagenheim (chapeauté par Rough Trade Records), sera un succès toutes proportions gardées et deviendra presque un album de niche. black midi a débarqué canon d’un mouvement qui ne manque donc pas d’originalité et d’audace, quand bien même il est majoritairement dirigé par des hommes blancs, la vingtaine passée, dont les sujets de chansons frôlent la dépression post-moderne. Bon, on ne peut pas reprocher à ces musiciens de retranscrire leur mal-être dans ce mélange sonore ultra varié, tant c’est le cas de bien d’autres qui ne rentrent pas dans ce moule (The 1975, par exemple). Comme si aujourd’hui, la musique était plus que jamais un exutoire.
« Il fallait rendre chaque idée aussi percutante que possible, qu’elle soit intense, douce, furieuse. » – Isaac Wood, de Black Country, New Road
Dépassement de soi
Cette année, en 2021, deux formations se talonnent, dévoilant chacune leur premier opus. La première : Black Country, New Road ; qui après deux longues années de teasing a finalement lâché For the first time (via Ninja Tune). Un disque rock, certes, mais plus que ça : le groupe aborde le free-jazz et l’art de la fanfare comme personne. Au final, on a là six titres déconstruits, à des millénaires de la radiophonie. C’est dire, le groupe, composé d’Isaac Wood, Tyler Hyde, Lewis Evans, Georgia Ellery, May Kershaw, Charlie Wayne et Luke Mark s’est entouré du producteur Andy Savours. Si ce nom ne vous dit rien, sachez qu’il a bossé avec My Bloody Valentine – alors cette aspect « outsider » n’est plus une surprise, non ? « Un mec génial, nous raconte Wood. Nous l’avons rencontré pour enregistrer le single ‘Sunglasses’ (sorti en 2019, ndlr). Nous nous sommes tous très bien entendus avec lui et c’était génial de l’avoir dans le studio. C’est un grand producteur et il n’a jamais eu peur de nous dire si nous pouvions mieux jouer. Il nous a vraiment encouragés à être les meilleurs possibles. »
Cette notion de se dépasser, d’aller au-delà de la facilité, presque inévitable, Black Country l’embrasse depuis ses débuts. Le groupe a su surfer sur l’ère du streaming, où la musique est de plus en plus accessible, aisée à écouter, digérer. Pour cela, il fallait quand même respecter l’idée de sonner. Sonner bien. « Nous aimons tous beaucoup la pop, et bien que ce ne soit pas notre influence la plus évidente, cela nous a vraiment poussés à essayer de rendre chaque idée aussi percutante que possible, qu’elle soit intense, douce, furieuse… »
Concrètement, cette idée s’articule à coup de gros riffs percutants, alliés à un panel de sonorités alternatives, cuivrées, d’une basse maîtresse. On pourrait presque desceller un caractère « mainstream » à « Track X » (le groupe n’a pas voulu proprement nommer le morceau, comme par hasard), qui dispose d’un refrain envoûtant où s’emmêle un synthé et un chant élégiaque. Beau et véritable moment de grâce d’un album atypique.
« Il y a beaucoup d’essais passionnants émanants du Royaume-Uni en ce moment, analyse Wood. Et cela nous pousse vraiment à faire de notre mieux. C’est une compétitivité saine qui nous maintient en forme et nous force à être bons dans ce que nous faisons. » La fraternité avant tout, pas de compétition. Des collègues, nommés Squid, peuvent confirmer.
« Nous n’avions pas tout élaboré depuis le début. » – Louis Borlase, de Squid
Gare au calamars
Plus bavard que BCNR, le groupe issu de Brighton se confie. « Il est difficile de savoir à quelle scène on s’identifie, explique Louis Borlase (guitare, basse et chœurs). De même, il est difficile de prendre du recul et d’envisager la question plus large pour le Royaume-Uni dans son ensemble. Je pense qu’il est plus facile de s’imaginer les différents groupes qui nous entourent à un niveau micro et macro et de réaliser qu’il y a tant de gens qui contribuent aux genres, aux endroits qu’ils aiment, ect… En tant que musiciens, je pense que notre principal objectif est de continuer à travailler et à soutenir les lieux qui sont en danger. Ce sont les lieux sur lesquels repose toute idée de scène. La seule pression que nous subissons tous, c’est de contribuer à maintenir le tout à flot. » Et pour cela, « here comes the music » ! Squid prépare la sortie de son tant (tant, tant) attendu premier album, Bright Green Field, signé chez Warp Records, à venir début mai. Un disque produit par… Dan Carey. Il arrive plus de deux ans après l’étincelant EP Town Centre, qui a établi les prémices d’une entreprise pas trop rodée, en constante recherche d’identité sonore.
Dans une interview accordée à Exclaim !, le frontman Ollie Judge a déclaré que l’album « illustre les lieux, les événements et l’architecture qui existent en son sein. Les versions précédentes étaient ludiques et concernaient les personnages, alors que cet album est plus sombre et concerne davantage le lieu – la profondeur émotionnelle de la musique. » Tout un programme ! Plus concrètement, le groupe sonne plus électronique que toutes les autres formations citées précédemment – tout en restant une formation rock (en témoigne leur performance fiévreuse de Pitchfork Paris, en 2019).
« Sur le plan sonore, nous voulions que ce soit comme si on jouait sur scène. »
« Je ne pense pas qu’on puisse minimiser l’influence que la musique expérimentale allemande des années 70 et 80 a eu sur notre groupe lorsque nous nous sommes formés, continue Louis. Mais la dance music joue un rôle tout aussi important dans ce que nous faisons maintenant ! Le jazz a une énorme influence sur ma façon d’aborder la musique, mais je sais qu’il y a beaucoup de choses que je ne jouerais certainement jamais… Ce sont plutôt les qualités d’improvisation et la liberté du jazz qui nous intéressent en tant que groupe. Quant au math rock – on ne sait pas si bien compter que cela. »
Cette humilité s’étend encore plus loin : « Nous avons toujours été conscients du fait que Warp est un label qui sort de la musique plutôt électronique, mais toujours intéressante. Sans exagérer, nous n’avons jamais imaginé signer chez eux ! Quand on s’initie à la musique électronique, il y a toujours un moment où l’on tombe sur du Aphex Twin, de LFO ou du Mark Pritchard. On s’est reconnus là-dedans. Mais en même temps, le label a été très bon pour remarquer la trajectoire que nous n’étions même pas certains de suivre. Nous n’avions pas tout élaboré depuis le début. »
Maîtres de leur art
Quand on y réfléchit bien, il y a bien un point commun à BCNR et Squid (si ce n’est qu’ils redéfinissent le rock de leurs sensibilités respectives) : c’est bien l’improvisation. « Les structures de nos chansons ne sont pas vraiment foutraques, quand on analyse bien, explique Wood de BCNR. Mais nous laissons beaucoup de place à l’improvisation individuelle. Sur le plan sonore, nous voulions que ce soit comme si on jouait sur scène. On a donc utilisé très peu d’overdubs et peu d’enregistrements ont été réalisés en post-production. »
De son côté, Squid a enregistré son « single » de huit minutes et plus, « Narrator », dans l’énergie du moment, malgré les contraintes. « C’était l’une des premières prises de l’album et je suis sûr que si vous aviez entendu les autres, elles auraient été assez différentes. Pendant l’enregistrement de l’album, il faisait une chaleur insupportable, on voulait boucler la prise le plus tôt possible. Dan (Carey, ndlr) avait un système de clim qu’on devait obligatoirement éteindre pendant l’enregistrement parce qu’elle était trop bruyante. Donc oui, le peu d’énergie qui nous restait à survécu et on a pu enregistrer le titre. » Le résultat est plus que prometteur.
Bien sûr, il est peut-être encore tôt pour définir l’impact de cette émergence sur le rock britannique, dans son ensemble. Toujours est-il qu’au-delà de la musique, qui plaît, ou pas, l’imagerie employée par ces groupes fascine. Chaque morceau dévoilé est comme une petite surprise, qu’on déballe avec plaisir, découvrant ce qu’il s’y cache. L’auditeur est toujours étonné du résultat. C’est donc cela, le fin mot de l’histoire : surprendre. Bien mieux que les énièmes redites des « papas » du rock, à coups de rééditions, albums hommages et remasterisations plus ou moins utiles et un peu gênantes à force. Black Country, New Road, Squid et les autres apportent du sang neuf à l’hôtel du rock. On vous l’assure, le sacrifice en vaut la peine.
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For the first time, de Black Country New Road (Ninja Tune), disponible à l’écoute partout.
Bright Green Field, de Squid (Warp Records), disponible dès le 7 mai 2021. Pré-commander son exemplaire.
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